Quand bien même ces dits équilibres ne seraient pas forcément ceux que la société qui se croit savante nous prescrit depuis la nuit des temps, à savoir définir les priorités en lien plutôt avec le devoir qu’avec le plaisir...
Si la santé se définissait justement pour certaines par l’échappement aux modèles tellement éculés qu’ils en sont devenus invisibles ou pour le moins indicibles et par conséquent inintelligibles ?
Dans un documentaire commentant la fin de la discrimination de la législation sur le travail de nuit des femmes, un syndicaliste CGT déclarait que le travail des femmes la nuit était un " tue l’amour " (pas celui des hommes ?). Outre que le manque criant d’imagination de cet homme me semblait autrement plus dangereux pour le dit " amour " que l’absence de sa femme, la nuit, dans son lit (chacun sait bien que l’amour s’accommode justement fort bien de l’aventure, de l’inattendu, de l’insolite et ne se pratique pas exclusivement dans un créneau horaire syndicalement défini), je me pris à mal penser que cela pourrait précisément expliquer et justifier nombre de vocations au travail nocturne chez les femmes.
En effet, échapper à la routine, au repas puis à la vaisselle du soir, au coucher des chers petits, au repassage et autres plaisirs domestiques devant la télé qu’on regarde sans vraiment regarder (combien de films dont les femmes n’ont jamais vu le début ni la fin…), puis, finalement au coucher conjugal, après avoir rappelé dix fois son conjoint préféré qui ronfle devant la dite télé… vaut bien qu’on rompe avec le sens commun qui veut qu’on se lève le matin et qu’on se couche le soir, quelle que soit la météo, le rapport au temps qui passe, la durée de l’ensoleillement, le bruit des oiseaux dans la vigne vierge…
Sans compter l’inestimable tranquillité des courses alimentaires à contre-courant quand les magasins sont vides (ah ! le super supermarché au pas de charge, accrochée au caddie supersonique dans des allées tellement vides qu’on se retourne régulièrement pour vérifier que les grilles sont bien encore levées). Et comment mesurer l’économie de stress dans l’envers des embouteillages sous le regard morne des autres, arrêtés, eux, dans le bouchon, jaloux de vous voir rouler insouciante… A l’évidence, la nuit, l’absence des petits et grands chefs (bien au chaud dans le lit de leurs moitiés ceux-là) allège considérablement la pénibilité de la vie au travail, la production d’adrénaline et les montées brusques de température ou de tension artérielle et donc améliore sensiblement la santé. L’autonomie qui en résulte permet un épanouissement au travail dont bien peu de diurnes ont encore l’idée et vient s’ajouter au compte en positif. Ajoutez à cela le plaisir de rentrer le matin à la maison puis, après avoir levé, fait déjeuner et envoyé les petits à l’école, la jouissance incommensurable de se glisser, seule, étalée dans le grand lit encore chaud de l’empreinte du corps de celui qui vient de partir, justement, au boulot et vous aurez une petite idée du bonheur... Ce ne sont pas les femmes qui partent à l’aube de chez elles après avoir sorti à contre cœur leurs petits du lit pour les déposer en pyjama encore ahuris de sommeil chez la nourrice qui me contrediront, celles-là même qui rentreront le soir, toujours dans les embouteillages, récupéreront les enfants à l’étude après avoir fait les courses et qui, tout en expédiant les devoirs des chérubins, prépareront le repas et feront tout ce qui tourne autour de l’entretien de la maison. La femme qui travaille la nuit aura eu tout le loisir de faire cela tranquillement après avoir un peu dormi et sera là tous les jours à la sortie de l’école.
D’aucuns pourraient rétorquer qu’il s’agit là d’éléments qui ne sont pas spécifiques aux femmes et que les avantages et inconvénients de l’organisation de la vie familiale sont les mêmes quel que soit le sexe du travailleur nocturne. Ce serait oublier l’indécrottable discrimination qui accable toujours les femmes en matière d’élevage d’enfants et de tâches ménagères ainsi que le poids de traditions qui assignent des rôles qui n’ont pas grand chose à voir avec le genre, les gènes ou les hormones.
Les infirmières le savent mieux que quiconque qui n’ont pas attendu qu’on autorise les femmes à travailler la nuit pour le faire, dans la plus grande indifférence des législateurs durant des décennies et surtout dans un mépris absolu de l’aménagement de leurs conditions de travail. Elles se sont d’ailleurs plutôt bien porté de cette indifférence, s’organisant selon les contraintes liées à la continuité des soins et leur bon sens, jusqu’à aujourd’hui. Pionnières en matière de travail nocturne, elles ont souvent expérimenté différents rythmes et alternances horaires de travail et de repos et pourraient en remontrer à plus d’un syndicaliste ou médecin du travail qui prétendent pourtant savoir mieux qu’elles ce qui leur convient, tant sur le plan de la récupération physiologique que sur le plan de la récupération psychologique. Sans doute faudrait-il qu’on accepte de les entendre… et leur faire confiance dans leur capacité à juger de la moins mauvaise manière de travailler la nuit. Au contraire, s’appuyant sur des études obsolètes du travail posté industriel ou sur le fantasme d’une définition de la santé qui se déclinerait principalement du côté de la norme statistique, on voit apparaître dans la loi des restrictions et des contraintes à l’aménagement du travail nocturne auxquelles les infirmières ne reconnaissent pas la moindre légitimité mais qui par contre les contraint fortement et les désorganise, maltraitant des équipes déjà fragilisées par une pénurie qui n’en finit pas de s’étendre. Désormais, le législateur veut mettre son nez, ses règles et ses principes dans une organisation du travail de nuit auquel il ne comprend rien, avec un a priori négatif fort dommageable quand la nécessité oblige. En effet, la présence nocturne des infirmières n’est pas discutable, sauf à renvoyer dormir les patients chez eux tous les soirs, et on aurait tout intérêt à ce qu’elles puissent travailler selon leur désir, leurs propres valeurs, leur expérience de l’organisation des soins et leur besoin impérieux de périodes de sommeil assez longues pour une récupération optimale.
C’est ainsi que la conception de la santé des femmes au travail gagnerait à sortir de son obscurantisme pour explorer d’autres pistes que celle éculée de la norme sociale, fut-elle communément admise, au profit d’autres valeurs comme la bonne humeur, la convivialité, l’épanouissement au travail, la tranquillité, ainsi que le sentiment du devoir accompli.
Mais nous touchons là d’autres rives…
Anne Perraut Soliveres a publié Infirmières, le savoir de la nuit, éditions Le Monde, PUF, collection Partage du savoir, 2001.
Article paru dans Pratiques – Les cahiers de la médecine utopique, n° 20, janvier 2003, " La santé des femmes : tout reste à faire ".