Entretien avec Pierre Aïach [1]
Pratiques : Comment s’exerce la domination masculine dans notre société, et sur quoi s’appuie-t-elle actuellement ?
Pierre Aïach : Je fais référence à la domination symbolique décrite par Bourdieu dans son dernier livre [2], c’est différent de la domination physique ou économique : c’est l’intériorisation des normes imposées par les hommes.
Peut-on parler vraiment d’inégalités de santé entre hommes et femmes, alors que l’espérance de vie des hommes est très inférieure (8,2 ans) à celle des femmes ?
C’est la vraie question. Quand un groupe est dominé, socialement, politiquement, qu’il s’agisse d’une classe sociale, d’une ethnie, d’une minorité, sa mortalité est habituellement plus forte, on devrait donc trouver la même chose pour les femmes, et c’est le contraire ! Ce n’est pourtant pas non plus une inversion du rapport de domination, les femmes prenant ainsi une sorte de revanche. Cette thèse ne résiste pas à l’analyse des faits relatifs à la condition des femmes et des hommes dans notre société et dans le monde.
Tout d’abord, notons que la surmortalité masculine est un phénomène relativement récent. Tant que les causes principales de mortalité étaient infectieuses, elles touchaient de manière assez égalitaire hommes et femmes, riches et pauvres. Depuis que les causes infectieuses ont régressé, ce sont les maladies dégénératives et les cancers qui sont devenues les causes principales de la mort, et elles, elles sont accentuées par les comportements individuels, marquées par les appartenances de classe, et par les conditions de travail, les risques professionnels. Ça a à voir avec la domination masculine, dans la mesure où les comportements personnels sont régis par les interdits sociaux concernant par exemple l’usage du tabac et des boissons alcoolisées, les comportements agressifs et dangereux. Finalement, ces interdits sociaux ont eu un effet bénéfique sur la santé des femmes.
Est-ce qu’il y a une inégalité sociale devant la mort pour les femmes ?
Oui, mais elle est peu importante, par rapport aux inégalités entre homme et femmes. Même aux deux extrémités de l’échelle sociale, une femme d’ouvrier a une espérance de vie bien supérieure à celle d’un homme, cadre supérieur par exemple. Et cette différence est plus importante que celle qui existe entre un cadre supérieur et un ouvrier.
Dans votre ouvrage [3], à l’aide d’enquêtes et de statistiques, vous nous montrez clairement que les femmes se déclarent plus malades que les hommes, et cela est corroboré par une consommation plus importante de consultations de médecin (+37 % en 1991) et de médicaments. Or, elles meurent plus tard. Comment est-ce possible ?
Je diverge avec de nombreux auteurs sur la morbidité : ce n’est pas l’expression de la domination des hommes sur les femmes, mais l’expression d’un rapport au corps différent, qui s’est construit au fil des siècles dans nos sociétés. Et aussi d’un rapport différent aux questions de médecine et de santé. Les femmes prennent en compte les signes corporels, les expriment davantage comme symptômes, et les interprètent mieux en terme de pathologie. Cette conviction repose sur un travail préalable que j’ai fait, sur la douleur et les symptômes sous forme d’enquêtes semi-quantitatives en 1983.
Cela confirme les impressions que l’on peut avoir en clinique, dans un cabinet de médecine générale.
Cela a été étudié ; on considère que le regard, masculin, du médecin généraliste interprète volontiers la plainte d’une femme sur le plan " fonctionnel ", et une plainte d’un homme plus volontiers somatique. La femme ne se présente pas de la même manière dans un cabinet médical, le discours est plus abondant, plus varié, il y a davantage d’interprétation. C’est déjà une forme d’élaboration.
Donc, il n’y a pas de rapport entre la surmorbidité des femmes et leur " sous-mortalité " ?
La morbidité telle qu’elle apparaît dans les enquêtes ou dans les pratiques n’a pas grand chose à voir avec la mortalité. La plupart des plaintes concernent des pathologies qui n’entraînent pas de risque vital ; seuls 5 à 10 % comportent le risque vital. Le reste sera suivi d’une prescription médicale, ou d’automédication, ou de rien du tout ; cette masse de pathologie n’a rien à voir avec la mort, ni avec la pathologie grave.
Donc, un groupe dominé, les femmes sortent vainqueur de ce combat ; est-ce un gain ?
Posez-vous la question ! Il y a davantage de vieilles personnes femmes, la plupart du temps elles vivent mal à cet âge avancé, d’autant plus si elles ont peu de réseau social, si elles ont des revenus modestes ou insuffisants, et si elles ont des difficultés de santé. Dans le milieu ouvrier, compte tenu de l’âge moyen précoce de la mort, de la différence d’âge entre mari et femme, c’est environ 15 ans de veuvage pour les femmes, à la fin de leur vie : on doit aussi en parler en terme d’inégalité. On peut dire que l’inégalité sociale est renforcée par le genre.
Vous faites remarquer aussi la moindre surmortalité des hommes mariés, feriez-vous l’apologie du couple ?
Les femmes vivant en couple sont relativement protégées aussi ; mais on peut dire que la femme est régulateur dans la vie du couple, sur le plan de l’alimentation, des conduites à risque et des préoccupations de santé et de soins.
Connaissant maintenant ces données, si on voulait faire de la prévention, quelles mesures seraient à prendre ?
On pourrait imaginer que les gens les plus exposés aient des retraites modulées... la durée de la retraite n’est pas la même pour tous, le montant de la retraite non plus. Quand le montant est faible, et que, du fait de la surmortalité masculine, la femme ne touche, par reversion, que 50 %, il ne reste pas grand-chose. En France, on ne tient pas compte de ces données dans les choix des politiques. Le rapport du Haut comité pour la santé, et le rapport de l’Académie de médecine exposent bien les données ; l’Académie de médecine préconise de la prévention, de l’éducation, tout dans le comportement individuel. Mattei lui, en répondant, ne parle plus du tout des inégalités, mais seulement des revendications des médecins !
Si on voulait une véritable prévention des inégalités, ce serait en améliorant les conditions de vie, les salaires, les risques liés au travail, il n’y a pas que les comportements individuels. Nous ne sommes pas dans une société, actuellement, et sous le gouvernement précédent non plus, qui diminue les injustices sociales et par là qui diminuerait les inégalités.
Les partis politiques et les syndicats ne parlent que des soins, mais l’essentiel est ailleurs et personne ne s’en occupe.
Ce sont les conclusions d’un sociologue en colère ?
Non, ce sont les conclusions logiques après les études que j’ai faites.
Article paru dans Pratiques – Les cahiers de la médecine utopique, n° 20, janvier 2003, " La santé des femmes : tout reste à faire ".