8 novembre 2002, Forum social européen, Florence. 40.000 inscrits, une affluence inattendue qui dépasse tous nos espoirs. Voilà pour la réussite. Mais ma journée s’est dessinée plutôt en demi-teinte, soleil voilé, gros nuages noirs menaçants. Entrons dans l’action.
Acte I.
Grande conférence du matin intitulée « Hommes et femmes, un conflit nécessaire pour construire un futur commun ». Beau titre prometteur pour une féministe. Une salle pleine à craquer plutôt de femmes que d’hommes, enfin, bon, il y en avait. Mais diantre, quelle découverte ! C’est dans une quasi religiosité que la majorité des participantes au débat ont eu confirmation d’une vérité éternelle : il nous suffit de fracasser le capitalisme pour faire tomber l’oppression dont les femmes sont victimes. Il nous suffit de changer l’ordre économique, de réguler les marchés, d’interdire la spéculation, pour que de fait, s’évapore comme la rosée du matin, le poids du patriarcat. Ah, excusez-moi, c’est sans doute par un malencontreux réflexe que mes doigts ont frappé le mot par erreur : p a t r i a r c a t.
Car voilà une cause sans valeur, sans fondement. Hommes et femmes, main dans la main, marchant sur le chemin de la libération des peuples, transcendant les violences conjugales, faisant table rase des viols, de l’excision, du travail invisible des femmes, gravissant les marches de la démocratie mondiale, cœur contre cœur, entonnant les chants de la révolution du grand soir !
Une telle caricature méritait bien une belle crise de colère salutaire. A la tribune, en conclusion des débats c’est Christine Delphy qui nous a fait partager la sienne ; pour le plus grand bien de quelques-unes. Rafraichissant la mémoire des anciennes, témoignant de son expérience de plus de trente ans de combats féministes, elle a rappelé l’évidence : que jamais la domination des femmes n’avait reculé au motif que le système économique changeait. Tournons nos regards vers Cuba où les jeunes femmes se prostituent pour survivre, vers la Russie où l’avènement sauvage des marchés a engendré la marchandisation du corps des femmes, et leur trafic, comme en Asie où prolifère le tourisme sexuel, vers l’Afrique où des hommes atteints du sida se purifient par des rapports sexuels imposés à des petites filles vierges, vers les pays d’Afrique du Nord qui ont mené des luttes de libération nationale mixtes avant de rejeter les femmes à leur état ordinaire : inféodées, voilées, soumises au nom de prétendues traditions religieuses.
Christine Delphy a regretté avec véhémence l’absence de réflexion et d’analyse en même temps que l’absence de mémoire. Car tant que la question du patriarcat ne sera pas mise au cœur de toutes les problématiques abordées par le mouvement social, dans les forums sociaux, non pas comme un geste condescendant à l’égard des femmes méritantes qui luttent mais comme une nécessité vitale pour changer l’ordre des choses, nous resterons dans les filets de la domination. Elle n’a pas omis de nous remettre une autre évidence en mémoire : l’opprimé d’un jour, d’un temps, d’une fraction de l’histoire est dans d’autres situations celui qui devient l’oppresseur. Cette évidence est encore trop complexe, visiblement, pour être traitée dans un forum social européen ! Un bref coup d’œil sur la composition des panels d’intervenants au Fse en disait long sur l’effroyable réalité : des hommes, des hommes, des Blancs, et plutôt cinquantenaires !
Acte II.
Rendez-vous à 13 h 30 pour le séminaire « Une autre entreprise est possible », où je rejoins mes fidèles ami-es du mouvement coopératif européen et français et de l’économie solidaire. Là encore une erreur d’organisation avait fait disparaître mon nom du panel d’intervenants. Inutile de se chiffonner pour si peu. On allait réparer la bévue et bien entendu je pouvais intervenir pour informer les participants de la création en France des SCIC (Sociétés coopératives d’intérêt collectif), de la nécessité de faire converger les forces de l’économie sociale et solidaire avec celles des mouvements contre la mondialisation libérale ; pour affirmer et démontrer l’urgence d’interroger l’économie sociale et solidaire sur ses pratiques trop souvent corporatistes et de refonder un projet politique réellement solidaire.
Inutile également de prendre la mouche quand on m’informe que le mieux serait que je reste assise dans le public plutôt que de m’asseoir à la tribune avec les « intervenants officiels ». Il serait bien temps de me donner la parole au moment des questions posées par la salle. Bien sûr, on m’appellerait pour qu’ainsi soit fait. Puéril de se sentir trahie quand on omet de me donner la parole et orgueilleux de s’offusquer quand l’animateur du débat regrette qu’il y ait seulement une femme à la tribune pour débattre de ces questions importantes que sont les coopératives, les initiatives économiques portées par les femmes, les alternatives économiques !
Ah, j’omettais de déballer mon pédigré à la lectrice et au lecteur patient-e-s : depuis 20 ans dans le mouvement coopératif français, particulièrement active dans la création de la loi sur les Scic en juillet 2001 durant mon séjour au secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire, membre fondatrice d’Attac, vice-présidente des Pénélopes et administratrice de la Scic Apress (Mediasol, vous y êtes) et ouf, co-présidente de Résol (réseau pour la modernisation de l’économie sociale).
Quand on vous dit que pour se faire entendre les femmes doivent toujours en faire plus que les mecs, qu’elles doivent être plus formées, plus expérimentées, plus déterminées, vous croyez encore que c’est une pure invention paranoïaque ?
Bah ! Il me reste encore mes dix doigts pour taper sur le clavier de mon ordinateur et « spiper » un article sur Mediasol. A moins que quelque esprit malin ne s’en chagrine et me conseille de rentrer à la maison, naturellement.